par Ennio Bassi
Après l’assassinat du président Jovenel Moise en Haïti, la situation reste très tendue et compliquée. Il n’y a toujours pas de certitudes ni sur l’enquête qui a débuté après l’assassinat du Président ni sur l’évolution politique du pays. Ce climat d’incertitude, parfois dramatique, rend la vie encore plus difficile dans l’un des pays les plus pauvres et les moins structurés d’Amérique centrale. Pour faire la lumière sur l’avenir de ce peuple, nous avons interviewé Jean Walnard Dorneval, ambassadeur, ancien ministre de la défense et ami personnel du président assassiné.
MONSIEUR DORNEVAL, VOUS AVEZ UNE LONGUE CARRIÈRE DIPLOMATIQUE DERRIÈRE VOUS : POURQUOI LE PRÉSIDENT JOVENEL MOÏSE VOUS A-T-IL NOMMÉ MINISTRE DE LA DÉFENSE PLUTÔT QUE MINISTRE DES AFFAIRES ÉTRANGÈRES ?
Le Ministère de la Défense est l’un des ministères clés dans la reconstruction d’Haïti. Aujourd’hui, Haïti doit faire face à un défi majeur en termes de sécurité des personnes et des biens, de sécurité du territoire et de tout ce qui concerne la défense nationale. L’année dernière, le président Jovenel Moïse, dont j’étais le Conseiller spécial, m’a choisi comme Ministre de la Défense ; je ne suis plus Ministre à l’heure actuelle.
VOUS AVEZ FAIT CAMPAGNE AVEC JOVENEL MOÏSE, VOUS ÉTIEZ SON AMI PERSONNEL, POUVEZ-VOUS NOUS PARLER DE LUI?
Jovenel Moïse était profondément attaché à son pays: il a étudié en Haïti, a été entrepreneur et a toujours travaillé ici. Il croyait que nous, les Haïtiens, avions un grand avenir et il s’est engagé à lutter pour un idéal de solidarité, de paix et de grandeur pour ce pays.
LES OPPOSANTS AU PRÉSIDENT JOVENEL MOÏSE L’ONT SOUVENT DÉCRIT COMME UN DICTATEUR. IL A AUSSI ÉTÉ ACCUSÉ D’AVOIR DÉTRUIT TOUTES LES INSTITUTIONS DU PAYS, ETRETENU DES RELATIONS ÉTROITES AVEC LES GANGS, D’ÊTRE RESPONSABLE DE MASSACRES DE LA POPULATION, DE NE PAS AVOIR ORGANISÉ LES ÉLECTIONS POUR LE RENOUVELLEMENT DU PERSONNEL POLITIQUE, DE VOULOIR RESTER AU POUVOIR AU-DELÀ DU 7 FÉVRIER 2021 AU MÉPRIS DES DISPOSITIONS CONSTITUTIONNNELLES. COMMENT RÉAGISSEZ-VOUS À TOUT CELA?
Il est inacceptable de dire que Jovenel Moïse voulait rester au pouvoir au-delà de son mandat constitutionnel. Il a été élu en décembre 2016 et a pris ses fonctions le 7 février 2017 pour un mandat de cinq ans qui devait se terminer le 7 février 2022. Une campagne de dénigrement a été orchestrée à l’étranger car on savait qu’il serait plus facile de manipuler une opinion publique éloignée de la réalité sur le terrain, mais les Haïtiens n’ont jamais pris cet argument au sérieux.
S’agissant des gangs qui terrorisent la population, il s’agit de la stratégie des oligarques pour créer un climat d’insécurité généralisé dans le pays dans le seul but de provoquer la colère des Haïtiens contre ses dirigeants. Cette minorité rétrograde – qui n’a jamais accepté que tout le monde ait accès aux richesses du pays – finance, subventionne et fournit aux gangs des armes et des munitions afin qu’ils puissent entretenir en permanence un climat d’insécurité.
En ce qui concerne les élections manquées, il convient de noter que, pour les organiser, le Parlement aurait dû approuver la loi électorale, qui aurait ensuite été promulguée et publiée par l’exécutif. À plusieurs reprises, Jovenel Moïse a présenté un projet de loi électorale, mais celui-ci n’a jamais été approuvé par le Parlement.
En raison de l’absence d’élections, le Parlement est donc caduc depuis janvier 2020. Le président n’a fait que prendre acte de cette caducité, comme d’autres présidents l’ont fait avant lui (René Préval en 1999 et Michel Martelly en 2015). Et ces présidents, comme Jovenel Moïse, ont également gouverné le pays en prenant des décrets – comme le prévoit la Constitution – en attendant de nouvelles élections.
LE PRÉSIDENT MOÏSE A ÉTÉ ASSASSINÉ CHEZ LUI, DANS SA RÉSIDENCE PRIVÉE. QUI A TUÉ LE PRÉSIDENT, SELON VOUS ? ET COMMENT A-T-IL ÉTÉ POSSIBLE DE LE JOINDRE SI FACILEMENT À SA RÉSIDENCE ? QU’EST-CE QUI N’A PAS FONCTIONNÉ EN TERMES DE SÉCURITÉ?
Les responsables sont les oligarques corrompus qu’il a dénoncés, ceux qu’il a combattus. N’oublions pas qu’en Haïti une vingtaine de familles contrôlent environ 90% de la richesse du pays. Jovenel Moïse a voulu mettre fin à ce système basé sur la corruption et il a choisi de l’affronter avec une détermination absolue. Aujourd’hui, nous connaissons les responsables, nous savons tous qui ils sont. Qu’il s’agisse de contrats dans le secteur de l’énergie, de l’électricité, de la distribution de gaz, des ports, des aéroports, les actifs du pays sont entre les mains d’oligarques corrompus qui refusent de respecter les règles du jeu.
Ce système corrompu était déjà en place au lendemain de l’indépendance d’Haïti, lorsque toutes les puissances étrangères ont préparé le terrain pour établir une forme d’esclavage moderne dans le pays, en donnant à une caste de personnes les mêmes pouvoirs que les colons. C’est ainsi que nous nous trouvons encore aujourd’hui avec cette oligarchie corrompue qui se croit le maître de l’État.
Je pense que contre le Président il y a eu une grande conspiration qui a certainement des ramifications étrangères, il ne fait aucun doute que la plupart des assassins du Président venaient de pays étrangers et que, pour réaliser ce crime, il a fallu traverser de nombreux pays qui auraient pu connaître l’objectif de l’opération. Ensuite, il y a certainement eu des failles dans le système de sécurité présidentiel; je dirais même des formes possibles de collusion. Les principaux responsables sont actuellement en prison, et la justice devra déterminer le degré de responsabilité des chefs des unités chargées de la sécurité de la famille présidentielle.
APRÈS CE CRIME, ON AURAIT PU S’ATTENDRE À UN SOULÈVEMENT SPONTANÉ DE LA POPULATION, À DES ACTES DE PILLAGE (DECHOUKAJ), À DES REPRÉSAILLES, MAIS RIEN NE S’EST PRODUIT. QU’EST-CE QUI EXPLIQUE CE COMPORTEMENT PASSIF DE LA POPULATION?
Le Président était très populaire, tout le monde le sait. Nous avons réalisé des sondages d’opinion tous les mois. Au moment de sa mort, les sondages indiquaient que nous avions entre 65% et 70% d’opinions favorables. Les instigateurs du coup d’État contre le président pensaient qu’après ce crime, la population descendrait dans la rue dans l’euphorie et se livrerait à des actes de pillage, ce qui montrerait que la population ne soutient pas le président. Au contraire, les Haïtiens ont fait preuve d’une incroyable maturité, en restant calmes et sereins et en réclamant justice aujourd’hui. Maintenant la peur est du côté de ceux qui ont tué le Président. Ils croyaient que tout se terminerait avec sa mort, mais aujourd’hui le Président est plus vivant que jamais car ses idées vivent dans le cœur de chaque Haïtien et de chaque Haïtienne. Nous continuerons tous à travailler pour que cette mémoire reste vivante, nous poursuivrons les projets du Président Jovenel Moïse également au niveau politique. Nous présenterons des candidats à tous les niveaux lors des prochaines élections. Nous aurons des candidats à la Chambre des Députés, au Sénat, à la Présidence et dans les collectivités territoriales et locales.
AUJOURD’HUI, HAÏTI EST UN PAYS À LA DÉRIVE, AVEC DES PROBLÈMES À TOUS LES NIVEAUX. LA CORRUPTION SÉVIT DANS L’ADMINISTRATION PUBLIQUE, LE TISSU SOCIAL EST DÉCHIRÉ, SANS PARLER DES PROBLÈMES D’INSÉCURITÉ. MONSIEUR DORNEVAL, COMMENT PEUT-ON REDRESSER LA BARQUE?
Jovenel Moïse a été l’un des plus grands combattants de la lutte contre la corruption en Haïti. Étrangement, on a essayé de vendre au monde tout un récit en faisant croire que le gouvernement de Jovenel Moïse était un gouvernement corrompu. Au cours des 50 dernières années, il n’y a pas eu de gouvernement comme celui de Jovenel Moïse. Personne dans la société haïtienne ne peut dire que le nom du Président était impliqué dans l’argent ou la corruption. Au cours des premières années de sa présidence, ceux qu’il appelle les “oligarques corrompus” ont tenté de le corrompre en lui offrant plus de 40 millions de dollars, ce qu’il a refusé. Alors, incapables de le soudoyer, ils ont prévu de le tuer. Mais Jovenel Moïse n’était pas le seul dans son gouvernement à ne pas être corrompu. J’étais Ministre de la Défense, pensez-vous que quelqu’un aurait pu m’approcher pour me faire une offre liée à la corruption ? Les gens savaient que je les aurais dénoncés. Je connais beaucoup d’autres collègues à qui on n’aurait pas osé faire des offres comportant des aspects de corruption.
La sécurité est une question vitale pour notre avenir que nous devrons aborder au cours des 20 prochaines années. Haïti devra reconstruire ses forces armées et devra contrôler son territoire et garantir sa sécurité. Et pour cela, elle a besoin d’une armée forte, bien entraînée et bien équipée et d’institutions d’information et de renseignement adéquates. Il ne fait aucun doute que la police seule ne pourra pas garantir la sécurité de ce pays.
PLUS DE VINGT JOURS APRÈS L’ASSASSINAT DE JOVENEL MOÏSE, HAÏTI N’A TOUJOURS PAS DE PRÉSIDENT. QUELLE EST LA SITUATION ACTUELLE DANS LE PAYS?
La situation est celle prévue par la Constitution actuelle, qui stipule que le Premier ministre en fonction doit rester en poste pour guider l’action du gouvernement. Mais comme le Président, peu avant d’être assassiné, avait eu le temps de nommer un nouveau Premier ministre de consensus en la personne du Dr Ariel Henry, nous avons pensé qu’il était préférable que ce Premier ministre prenne ses fonctions immédiatement et forme son gouvernement de consensus. Ce gouvernement est mandaté pour organiser les élections et assurer les conditions de sécurité nécessaires à leur déroulement afin que le 7 février 2022, le pouvoir soit remis à un Président élu, un Parlement fonctionnel, ainsi qu’aux Communautés.
UN DERNIER MOT, MONSIEUR DORNEVAL?
Mon dernier mot est pour dire qu’Haïti est une terre d’espoir : nous, les Haïtiens, même dans le malheur, voyons toujours des fenêtres d’espoir. Je crois que les Haïtiens sauront trouver en eux la force, la capacité de dialogue nécessaire pour reconstruire le pays, le remettre sur la voie du développement, reconstruire sa sécurité et permettre à chaque citoyen de pouvoir profiter de ce que son pays peut lui offrir.
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